Pirouettecacahuiète,plouf. L'enfant dansant sur le s'oeil du miroir. De la lettre indéchiffrable à l'Autre-icone Tentative de métaphorisation chez l'enfant autiste

Pirouettecacahuète, plouf. L’enfant  dansant sur le s’œil du miroir[1]

De la lettre indéchiffrable à l’Autre-Icone[2]

Tentative de métaphorisation chez l’enfant autiste

Barbara Bonneau

 

Jacques Lacan a démontré l’acquisition du « Je » à partir du stade du miroir pour la première fois en 1938 dans un article de L’encyclopédie française, commandé par Henri Wallon. Rappelons les termes de cet écrit. Il y est question des « complexes familiaux », expression associée le plus souvent à Jung mais reprise par Lacan dans son sens freudien, c'est-à-dire comme cause d'effets psychiques. Ici, chaque stade du moi marque un temps de genèse dans l'organisation du sujet et se corrèle à un stade d'objet. Le stade du miroir, lui-même, répond au déclin du sevrage entre six et dix-huit mois et fait partie du complexe de l'intrusion ou complexe fraternel. Il s’agit de la reconnaissance par l'enfant de son image dans le miroir et du moment fondateur du « je ». Les complexes familiaux illustrent des abords différents à l’objet et à  l’image de celui-ci. Le Stade du Miroir situe le sujet face à un ‘objet’, semblable à lui-même.

 

Le sujet de ce « drame » est pris dans un leurre d’identification spatiale. A une image de corps morcelé succède une forme orthopédique de sa totalité. Chez l’enfant autiste, on peut retrouver ce même type de progression, or le « je » fondateur est mise en échec.  Il subsiste pourtant des « reliques » de ces « nouages » momentanés, qui se retrouvent en partie seulement, de séance en séance. Ces « boulons imaginaires », que j’appelle désormais « icones », sont probablement alimentés aussi par des rencontres dans une espace culturel limité. 

 

A partir d’un résumé des séances de psychothérapie avec un enfant autiste, j’illustre mes propos.

 

 

C’est par l’investissement d’une lettre comme savoir énigmatique et indéchiffrable[3] que le transfert est opérant dans la thérapie  avec un autiste.

 

Dans la psychothérapie de type analytique, la lettre, ce qui se répète comme phonème, comme vocable, comme signe même, est mobilisée par les interventions de l’analyste.  Chez l’autiste, la notion d’équivoque ne semble pas exister. Il n’y a donc pas la possibilité d’une métaphorisation de la perte. De même l’image en miroir ne peut qu’être temporairement consolidée. Ce qui apparaît sur la scène est une sorte de « Fort-da-da », si l’on peut me permettre cette expression d’après le jeu de la bobine de Freud.

 

Dans le jeu raconté par Freud, le petit enfant prend un jouet et le jette au loin. Il symbolise ainsi le départ de sa mère. Une petite ficelle attachée à la bobine permet à l’enfant de ramener ce jouet  près de lui tout seul. Freud dit que l’enfant« maîtrise » ainsi l’angoisse du départ de sa mère. Il symbolise ce départ par l’usage des vocables Fort (partie) et Da (voilà).  Lacan pense que la bobine symbolise l’arrachement d’une partie du corps propre de l’enfant, que cet auteur reprendra sous le nom du petit objet a. Ce texte a été beaucoup commenté par Lacan et bien d’autres, je ne reprendrai pas leurs remarques ici. Je me contente d’illustrer comment l’enfant autiste met son propre corps et celui de son analyste en jeu pendant la cure.

 

Notons d’abord comment la langue d’un garçon autiste semble s’articuler avec son corps et celui de sa mère. Le nom de jeune fille de sa mère est partiellement homophone avec un mot ayant pour signification l’eau, ou un ensemble constitué d’eau. C’est l’enfant lui-même qui fait ce rapprochement. Luc se laisse tomber dans l’eau de la piscine avec une jouissance évidente. Il ‘oublie’ de remonter à la surface sans la présence de l’éducateur. Ce ‘corps’ liquide se contient aussi dans les verres. Luc boit dans tous les verres de la table. Il aime remplir et vider des verres.  Se remplit-il du corps maternel ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une prise en compte des signifiants? Luc semble penser qu’il peut aussi tomber en morceaux comme du verre. « Cassé » dit-il, laissant tomber un verre vide.

 

Ces bris de verre illustrent peut-être une sorte de « captation » de signifiants pour cet enfant. Le bruit de l’impact du verre par terre semble ponctuer le flot des signifiants produits par l’enfant.  Jusque là, il semble mettre des sons avec une assonance semblable en série avec le mot « vert » ou « verre ».  L’homophonie ou l’homonymie des mots permet à ce garçon de repérer quelque chose de l’unité d’un mot dans une phrase mais pas tout à fait l’unité de son corps dans l’espace. Tantôt il est entouré par le corps maternel, tantôt il l’entoure. Il semblerait qu’il faisait déjà d’autres mises en séries de phonèmes à partir du nom maternel, mais je n’ai pas pu relever ce mouvement. Pourtant, je pense que  j’ai pu voir les effets. Peut-être mon nom,  entendu par lui comme « Bonne eau » a favorisé un transfert de phonèmes comme dispositif qui m’a institué dans une relation de transfert avec cet enfant.  Il dit "commenttutappellebababababarabonneau"? Je réponde et je lui demande son nom à lui. Il dit : « Luc Piscine M. » [4] Il y a eu par la suite  l'affaire avec la machine à laver.[5] Comme le « mot est la chose » dans le vécu de l’autiste, il semblerait que je suis devenue aussi « une chose » et peut-être même parfois l’équivalent de  « La Chose ». Ces références sont bien entendues celle de la psychanalyse mais je ne vais pas les reprendre ici.

 

Il me semble néanmoins que l’hypothèse d’un transfert à partir de cette consonance de mon nom avec l’eau soit juste mais je ne traduis pas cette hypothèse au près de l’enfant pour ne pas provoquer son agressivité envers moi. Je me concentre plutôt sur ce qu’il a accompli  à partir de ce « verre », puis surtout à partir de cet acte, cette scansion provoquée par lui-même. 

 

A partir de cet « laisser tomber », d’une sorte de bobine sans fil, Luc semble tenter de recoller des morceaux, d’une certaine façon, mais seulement d’une certaine façon. En fait, les bris de verre comme le bris de corps ont chuté, laissant tomber au passage quelque chose par sa chute même. Cette chose s’est rassemblée comme corps nouveau, aussi morcelé que le précédant, et aussi morcelé que les bris de verre, faits aussi d’une suite de phonèmes.

 

Par la suite des séances, Luc ne reprendra plus jamais le verre dans une suite de significations sauf dans des jeux d’imitation. Peut-être cet objet a perdu quelque chose de son érotisation ? Quel  est alors son intérêt ? Je pense que celui-ci réside dans le fait que cette chute a permit une sorte de nouage puis une expulsion momentanée qui a permit l’enfant à s’embrayer sur des nouveaux phonèmes : « Casser », peut-être plus propices pour lui à une forme de métaphorisation.  A ce stade, j’ignorais la signification de ce changement.

 

A partir de là Luc a commencé une nouvelle série : casque, casquette, cassette. .. Il amène des appareils, il se fascine pour des postes de cassettes, cassettes de n’importe quoi et même des dessins de cassettes. De séance en séance, mot par mot, Luc semble construire une sorte de consistance. Il semble avoir extrait quelque chose du réel pour construire une sorte de corps à partir d’une « cassure », une « blessure », une « bouture » (de plante verte dans un verre). Démembrant la langue, il la réinvente pour trouver une consistance. Flirtant avec l’espace imaginaire, il dessine un jour une « bouche » entourant une « gure-rit ! Est-ce qu’il veut dire une « gueule qui rit », une figure, ou une erreur  (tu t’es go(r)-é) qui est entouré ? Une des expressions glissantes qu’il emploie le plus est : « Ça te fait rire ? », quand effectivement on rit. Il dit aussi « ta gueule t’es goré » Est-ce que cette bouche est bien différente de la piscine maternelle où il laisse couler son corps fragile ? Le nom de la mère, d’où sont extraits les premiers mots de Luc, entoure tout son corps qui n’existe pas pour lui comme unité. Néanmoins, son découpage de la parole lui permet déjà la délimitation d’un espace et un corps plus subtil. Est-ce que c’est la langue elle-même qui est entourée par cette bouche ouverte ? Celle-ci n’est pas pour autant un discours ordonné qui fonde une subjectivité. L’enveloppe qui forme la bouche n’est que le fragile encadrement du morceau de réel que représente son corps verbeux. Est-ce qu’en finalité c’est un rapport au cadre qui renvoient à ces premiers instants du complexe de sevrage dont parle Lacan ? L’enfant semble en effet marqué dans sa chair par quelque chose qui se répète, et qui fait cadre. Or il est difficile de dire d’où vient ce cadre fait de phonèmes.

 

Dans le graphisme, l’écriture, il y a un rapport entre l’encadrement et l’homophonie, lié à l’étoffe même de ce qui est raconté. [6] Cet encadrement, qui délimite le réel, est fait lui-même d’une sorte d’homophonie des signifiants. Ces signifiants sont liés à l’étoffe même, à un contenu. Ils sont de l’ordre constitutif de ce qui est décrit. Ce chambranle est une sorte d’artifice qui permet une distinction avec le réel.

 

Cela ne revient-il pas à dire que l’image, et le corps même, sont portés, voire même arrachés au réel et constitués par le langage ? Mais bien plus encore, l’enfant autiste utilise le langage pour créer quelque chose qui ressemble au corps, le sien et celui de l’autre.

Cependant, entendre ou répéter des mots ne suffit pas pour inventer le corps.[7] Comment alors explique-t-on ce rapport ? Est-ce que la répétition des signifiants a une fonction ? La compulsion de répétition se place de toute façon en dehors et au-dessus du principe de plaisir. Il nous manque cependant un élément pour expliciter le destin de cette homophonie pour le sujet.  

 


 

 

Intrusion narcissique

 

En guise d'introduction à son complexe d'intrusion, Lacan reprend Les Confessions, I, VII, de Saint Augustin à propos de la jalousie. Il nous dit que ce thème doit être interprété prudemment. En effet, la jalousie fraternelle se fonde sur l'identification, sur un sentiment de l'autre. « J'ai vu de mes propres yeux, dit Saint Augustin, et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait. » [8]

 

L'image du frère non sevré provoque des sentiments d’agressivité parce qu’elle rappelle la situation de dépendance ainsi que ses imagos. Ce phénomène est secondaire à l'identification. [9] Cependant, l'identification dans le stade du miroir où l'imago du double est central est un monde narcissique qui « ne contient pas autrui. » Au départ de ce stade, le sujet ne se distingue pas de son image virtuelle. L'introduction d'un tiers objet constitue une  intrusion narcissique là où le sort de la réalité va se jouer. [10] C'est le mécanisme selon lequel l'enfant va connaître un semblable. Cependant, la perception de celui-ci ne suffit pas à rompre l'isolement affectif du sujet. Les conflits avec les frères et sœurs provoquent une sorte de circuit clos de l’objet anal où Luc se vide ou  remplit ses propres orifices avec des objets.

 

Il n'est peut-être pas exact de dire qu'autrui n'existe pas dans son cas. Précisons ce point par l'examen de l'invidia, mot que Lacan nous dit venir de videre et qui sera responsable du regard « amore conspect », d'un regard amer, qui décompose le petit sujet regardant son frère de lait, et a sur lui-même l'effet d'un poison. Pour comprendre ce qu'est l'invidia dans sa fonction de regard, selon Lacan, il ne faut pas la confondre avec la jalousie. Ce que le petit enfant, ou quiconque, envie, ce n'est pas ce dont il pourrait avoir envie. L'envie est provoquée par la possession de biens qui ne sont à celui qui les envie, d'aucun usage et dont il ne soupçonne même pas la véritable nature.[11] Elle fait pâlir le sujet devant l'image d'une complétude qui se referme et devant le fait que le a, le a séparé à qui il se suspend, peut être, l’objet de la satisfaction pulsionnelle d’un autre.[12] Notons comment l’intrusion de l’autre (simplement l’autre du miroir) est quasi traumatique pour ces enfants. Leur détresse n’est pas constituée par un danger matériel, mais par un danger pulsionnel.

 

Devant le miroir, Luc a un comportement qui devient rapidement agressif. Il fait des mimiques, des sourires, prend des objets dans sa main, que je essaie de nommer. Il les agite devant la glace. Il les serre contre son corps. Il frappe fortement l’image avec l’objet ou alors avec ses deux mains. Il donne des coups de pieds dans le mur sous le miroir. Il ouvre et ferme la porte du placard qui est dans le champ du miroir.  Cette agitation devant le miroir semble l'apaiser. Parfois il fait un mouvement de va et vient devant le miroir, puis il cache ses yeux avant de se regarder de nouveau. Certains jours il semble angoissé de ne pas voir tout de suite son image. Il se lève de sa chaise alors et recommence son jeu de prestance.

 

Parfois Luc adopte des attitudes de déguisement, endossant un vêtement rouge ou mettant un pot d’enfant sur la tête. Ces attitudes le calment, momentanément, comme aussi le fait de tenir une poupée fortement contre lui. Est-ce que ces jeux sont pour autant à situer dans le domaine symbolique ?

 

Comment situer l’agressivité de Luc ? Dans le miroir où l’image de Luc n’est qu’un objet partiel, concret, que  s’efforce-t-il de voir ? Dans cette relation narcissique de double qui paraît momentanément, plus il jouit de l’image, plus monte en lui une tension dont la seule issue est le passage à l’acte. Lacan développe ce thème d'une Gestalt propre à l'agression chez l'homme. [13]

 

Il ne me semble pas que l’enfant cherche dans l’image spéculaire  un compagnon, même s’il reste seul avec une image non médiatisée.  Il semble plutôt à la recherche d’une complétude qui peut le porter, comme le regard aveugle dans sa relation avec le paralytique, porte celui-ci. [14] L’introduction des objets dans le champ scopique semble avoir un effet temporaire apaisant comme l’arrivée d’un compagnon pour la mère a eu un effet apaisant pour la famille.  Il semble que l’introduction des jouets et des articles de déguisement, doivent leurs effets apaisants par la nomination. Ce découpage de l’espace scande aussi le flot des pensées.

 

Luc, semble rechercher l'expérience du miroir pour vérifier une complétude, comme lui-même peut compléter l'Autre (pas encore Autre) dans un rapport plutôt métonymique. C'est dans le miroir qu’il croit trouver sa vraie place, annihilant ainsi l'altérité d'une opposition. Dès qu'il quitte le miroir, il est comme guetté par ce membre fantôme qu'il croit retrouver dans le miroir. Les bribes de parole ne sont-elles pas là pour en témoigner ? 

 

Le concept primitif symbolique de cette  petite chose pouvant être détachée du corps, souligné par ailleurs dans d’autres travaux, a été souvent mis en évidence dans la littérature psychanalytique. Si la défécation peut avoir quelque chose de symbolique, c'est dans la mesure où elle représente l'expérience d'une sorte de bipartition d'enfantement auto-érotique. L’objet fécal ne devient une médiation que secondairement.[15]

 

Cette distinction paraît capitale. C’est au niveau de cette bipartition que nous pouvons reconnaître le prototype expérimental de l'altérité. Il s’agit d’une altérité profondément narcissique, duelle, purement imaginaire. Ce prototype est né « d'une expérience de création autogène sur le mode d'une bipartition, qui aboutit au concept de l'autre comme partie de soi-même, et d'autre part, l'altérité tierce, primitivement symbolique, dont le modèle est l'image, hautement symbolique du pénis. »[16]

 

Cette altérité imaginaire est la conséquence de ce que Freud  souligne comme étant la plus primordiale chez l'être vivant, c'est-à-dire une opposition qui sera formalisée dès la première métaphore mais qui existe comme primitivement symbolique dans cette production dérisoire de ce tiers objet narcissique.

 

Si cet autre, partie de soi, reste fondamentalement ce qu'il est, le mauvais même [17] c'est parce qu'il y a quelque chose dans cette expérience chez Luc qui est une tentative d'expulser, un Ausstossung primitif qui ne sera pas métaphorisé. Cette expulsion n’est pas métaphorisée chez l’autiste dans le sens où l’objet a (dont les fèces ne sont qu’une occurrence), n’est jamais perdu mais maintenu sous une forme homogène au ‘sujet’. Luc met  des cailloux dans les orifices de sa tête, bouchant réellement ces ‘trous’. Quand la situation provoque trop de tension elle se solde par une défécation aussi. Je pouvais parler dans ce cas d’une forme de contiguïté de la Chose  et  dans la chaîne signifiante, de contiguïté du mot. Le moi-plaisir originel s’écarte de ce qu’il trouve mauvais. Cependant,  cette qualité de mauvais, qui est perçue comme étrangère, est pour lui d'abord identique[18]

 

L'éternel retour du même  se présente ainsi comme éternel retour du même réel, dans l’instant avant cet acte où le sujet trouve sa certitude (Gewissheit). « Le niveau anal est le lieu de la métaphore », dit Lacan.[19] Cependant ici il me semble que nous ne pouvons pas encore parler d'une métaphore mais d'objet de substitution ou, à la limite, d’objet d'une identification primitive, et en tous les cas un faux-semblant du sujet. Néanmoins quelque chose d’une division chez ces enfants semble se solder par la production de ce tiers objet.

 

Lorsque je dis que Luc dit tel ou tel mot, par exemple, cassette, casquette etc., je veux dire que ces sont ces mots que je reconnais dans le flot de ses paroles. Cela fait maintenant des années qu’il dit Cacacassécassécacasquettecaca. Je pense que l'on peut penser qu'il parle surtout du "caca"  sit venia verbo[20], dans cette holophrase[21] où seule mon « interruption » met fin et fait capitonner. Cela revient souvent en ce moment comme "cacacacassette" ou "cacacacauette" dans un flot de paroles dont je ne peux pas dire que je le comprenne. Pourtant il est clair que nous avançons ensemble. Luc semble me poser des questions et me demander de faire certaines choses. 

 

Par exemple, nous avons un jeu qui a commencé avec un jeu de "pantomimes" à partir d’un jeu de cartes qu’il adapte à sa façon.  Il y a une image que je « lis » pour lui.  Si la carte représente une vache par exemple, je dis "fais la vache".  Luc semble penser qu'il faut écrire le mot « vache ». Il me demande les lettres et sait les écrire. Parfois il comprend les demandes du jeu. « Tape du pied. » « Claque des doigts. » Parmi ces cartes il y en a une qu'il "aime" plus que toutes les autres. Elle représente une danseuse qui fait une pirouette. Elle lui "parle", d'une certaine façon. A partir de cette carte je dis "fais une pirouette".  Il dit« toibababababara ». Je comprends qu’il veut que je fasse la pirouette. Je fais assez souvent le clown comme cela.  Après quelques mois ma traduction des processus en jeu se transforme.

 

Luc dit : "pirouettepirouttecacacacauetteplouf."[22] Je ne sais pas où il a trouvé cette comptine, peut-être  est-il de son cru. Il me demande ce qu’est une pirouette : « Quequequec’estçapirouette ? » Cette répétition de phonèmes non coupée par une scansion se capitonne entre  la chaine des signifiants et celle des signifiés par l’intervention de l’Autre. Je lui montre une pirouette et il rit. Il recommence : »toibabababara ». Cela fait maintenant deux ans que nous  répétons  ce jeu avec cette carte. C'est comme si, les autres fois, il n'avait pas compris qu’il y avait un rapport entre sa demande et ce que je faisais ! Alors un jour lorsqu'il dit plouf, je tombe par terre, hors champ de cette position en miroir avec Luc, un peu comme le verre lorsqu’il s’est brisé. Cependant, là il se passe autre chose.

 

Luc vient vers moi. Il veut me tenir les mains, comme pour me relever et me soutenir, m'empêchant de tomber. Devient-il l’aveugle qui soutient le paralytique ? Recherche-t-il à nouveau la complétude ? Il veut aussi me faire tourner comme une toupie, petit objet a  dans cet instant où j’ai chuté, il tente à m’incorporer comme objet  perdu.  Luc a maintenant 18 ans et il est très grand.  Il n’a plus cette appréhension du toucher avec moi si cela vient de lui. 

 

Parfois Luc veut tourner avec moi. Il dit toujours sa petite comptine[23]  (pirouettecacahuète, plouf) et lorsqu’il me vise dans les yeux, il me dit « Faisgaffeàtoi » et il me montre deux doigts. Il dit cette même phrase lorsqu'il se regard dans le miroir. Est-ce qu’il s’agit d’une sorte d'agressivité, d’un avertissement vers le petit autre qu’il voit comme pour son reflet en miroir ? Peut-être il me voit dans cet instant comme tel, comme une sorte de Gestalt de sa propre image permis par le transfert et l’animation de la scène.   

 

L’agressivité devant le miroir semble correspondre ici au moment où le sujet pourrait s’appréhender comme corps unifié. 

 

Miracle

 

Puis parfois, il y a même une sorte de "miracle". Lorsque Luc dit « plouf », il tombe avec moi. Il lâche mes mains et produit ce vocable : "masérie" (ma chérie ? Ma chiérie !) Bien sûr, ces sont là des interprétations. Il y a pourtant une contiguïté des phonèmes : l’holophrase « pirouettecacacacacaouette », scandée d’une certaine façon par une première vocable venant de l’enfant : « plouf  ».  Nous jouons à deux cette nouvelle « phrase » du pantomime, ajoutant une chute. Puis au final, j’ai l’impression qu’il y a une nouvelle scansion qui participe à la production d’une nouvelle expression: Luc lâche mes mains et m’adresse comme Autre : (masérie) ma chérie ? Dans cet instant, j’ai l’impression de devenir vraiment « Autre » pour lui, une sorte de Autre-icone, phénomène de transfert, où il se branche et débranche à la vie et qui se sédimente encore autour de quelque chose produit comme métaphore primitive, mais non pas comme métaphore délirante ou Un-père dans la paranoïa.

 

Qu'est-ce qu'on peut comprendre là ? C'est tellement furtif et instantané mais il me semble que ce boulonage là qui permet une séparation est bien différent de tous les précédents, y compris avec le verre. Cela fait penser  à une sorte d'expulsion néanmoins.  Puis cet instant passe, même cela s'éloigne vite. Il n’y a pas de permanence d’image spéculaire, il n’y a ni vraiment naissance d’un « je » ni d’un Autre. Luc fait des sons d'animal: Grrrrrrrr........L’agressivité du petit autre en miroir envahit la scène et je m'éloigne toute doucement de mon patient.

 

Quoi qu’il en soit, ces moments sont des moments où il semble conserver quelque chose qu’il met en jeu de façon répétitive. D’un enfant qui ne parlait pas ou à peine, qui ne regardait personne dans les yeux, il y a une sorte de relation qui s'est mise en place, peut-être parfois des sortes de nouages qui viennent surtout de quelque chose dans la langue et qui permettent en finalité une sorte d’image temporaire.

 

Je pense que cette vignette clinique démontre  des moments de "dispersion" (ou morcellement) qu'on peut repérer comme une sorte de "réitération" de pas chez l’autiste.   Il démontre aussi comment la scansion peut être matérialisée par ces chutes des objets et des corps.  Tantôt le verre, tantôt  mon propre corps chute et tombe hors scène, comme l’objet petit a de Lacan, ou comme la bobine. Le fait que  je tombe à sa « demande » (plouf- ou partie) lui permet  « d’entrer dans la danse » et ne semble pas alors provoquer de l’angoisse.  Lorsqu’il  chute avec moi, lâchant mes mains et  produisant ce vocable (masérie) (S2), Luc  devint-il un sujet pendant un court instant avant de régresser aussitôt dans une position de petit autre ? Est-ce qu’il faut parler d’un « effet sujet » ?

 

Je ne sais pas. Quoi qu'il en soit, je pense que le premier miroir, une sorte d'image "préspéculaire", ne rassemble pas les morceaux du corps. L'autiste voit quelque chose, mais cette image n'est pas rassemblée comme disait Lacan. Cette image est néanmoins associée à des vocables (S1) et constituée par ceux-ci. Ces premiers vocables qui s'unissent les uns aux autres en série forment petit à petit un cadre. Avant ce moment, l'autiste ne prête pas plus d'attention au miroir qu'à autre chose. L'œil n'est pas du tout "schize" du regard. L'œil reste  dans cette "mauvaise position"[24] jusqu’à l’instant ou une scansion permet le boulonnage de l’icône, ce dispositif qui chute et qui permet, au moins momentanément à l’enfant d’ex-ister, comme tableau, séparément de l’Autre, dansant sur le s’œil du miroir.

 

Fait ce jour le 13 février 2011,

Barbara Bonneau

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Seuil (s’œil) du stade du miroir.

[2] Article et définitions extrait en grande partie de : BONNEAU, B., Les Mots dans l’œil, Jeux de la vérité de l’être spéculaire,  B. Bonneau. 1ère dépôt légal, 2004 ainsi que les ouvrages précédents, y inclus une thèse, Les mots dans l'oeil, 2001.  L’icone que je défini dans ce texte est un peu différent dans l’autisme, semble-t-il, de celui du schizophrène. Par ailleurs, l’accent circonflexe associé avec ce dispositif représente dans les autres textes que j’ai écrits, une faute d’orthographe. En effet, en anglais, l’icon, n’a ni accent ni gendre.  Mon ordinateur corrigeait invariablement le mot lorsque j’oubliais l’accent.  L’icone que j’utilise, un icone,  vient de l’anglicisme du terme du logicien Charles Peirce. Il y a peut-être une pertinence à faire un néologisme : un icône, pour dire que ce dispositif est précieux pour l’autiste, ou pour le schizophrène, aussi précieux que les peintures sacrés des Orthodoxes Russes. Néanmoins, cet icone ne concerne ni une relation privilégiée du sujet avec sa mère, ni  ce phénomène de transfert que je viens à appeler « Autre-icone ». Note Mars 2014: Je ne sais pas si cet "Autre-icone" est équivalent à ce que Rosine et Robert Lefort ont appelé "l'Autre holophrastique" in LEFORT Rosine et Robert, Les Structures de la psychose, L'enfant au loup et le President, Paris, Le champ freudien, Seuil, 1988. 

[3]  Qu'est-ce qu'on peut comprendre, par exemple de Babababababarasimomsignoretsimonsignoretsimonsignoretsimonsignoretsimonsinoretsimonsignsoretsimonsignoret.....? Pour ma part, j'entends que cet enfant s'adresse à moi mais je crois qu'il ne "sait" pas ce qu'il dit. C'est un peu comme la blague sur « qui était sur la première base » dans un film de Laurel et Hardy, que Rainman ne comprend pas. Il n'y a rien à comprendre. Il n’y a pas de sens, et pourtant, il y a quand même quelque chose. Il me semble que Lacan parle de l'érotisation du corps du petit enfant par la mère qui "se couvre" ainsi des signifiants.  La jouissance de la langue se retrouve dans ces répétitions à partir de cette érotisation.  La langue n’est pas là par une formation animiste.  Elle vient de l’extérieur et « s’accroche » au corps du petit enfant.

[4] Seulement la sonorité d’un mot qui fait penser d’un corps d’eau constitue quelque chose du « vrai » du nom de cet enfant. 

[5] BONNEAU, Barbara,« Quelques éléments  de psychothérapie avec des enfants manifestant des signes d’autisme »10 Novembre 2010 in http://www.psychasoc.com/Accueil, le 10 Février 2011. 

[6] LACAN, J. « Le Sinthome », Séminaire du 11 Mai 1976, reproduit en ORNICAR ? . N° 11, p. 5.

[7] FEDIDA, Pierre, « Par où commence le corps humain ? » 1998, in Par où commence le corps humain, retour sur la régression, P.U.F. Paris, 2000, p. 38.

[8] LACAN,  J., Les Complexes Familiaux dans la formation de l’individu, 1938, Paris Navarin Editeur, 1984, p.36.

[9] Ibid., pp. 40-41.

[10] Ibid., pp. 45-46.

[11] LACAN, J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, 1973, pp. 105-106.

[12] Ibid., p. 106.

[13] LACAN, J., « L'agressivité en psychanalyse », 1948, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 113.

[14] LACAN, J., Le Séminaire, II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955, texte établi par Jacques-Alain MILLER, Paris, Editions du Seuil, 1978, p.66.

[15] LECLAIRE, Serge, « A propos de l'épisode psychotique que présenta L’Homme aux loups », in La Psychanalyse, p.93.

[16] Ibid., p. 93.

[17] Ibid., p. 93.

[18] FREUD, S., « La Négation », « La Négation », 1925, traduit de l’allemand par J. Laplanche, in Résultats, Idées, Problèmes, vol. II., Paris, P.U.F., 1987, p. 137.

[19] LACAN, J., Le Séminaire, Livre XI, Le Séminaire, XI, op. Cit.,  p. 96.

[20] Veuillez excuser ce mot.

[21] C’est-à-dire un élément du langage qui décrit une situation globale par une sorte de mot-phrase. Selon certains linguistes, ce mot-phrase décrit le passage entre le cri et l’appel.  Voir ma thèse, Les Mots dans l’œil, 2001 pour plus de précisions. La "situation globale" dont parlent les linguistes, peut être une scène d'accident, par exemple, avec les cris, l'arrivée des sécours, les pompiers; mais aussi, les odeurs, l'image colorée de la scène; ce qui est vu, entendu et ressenti par le sujet. C'est la "ressentie" de "situation globale" qui est nommée "synesthésie" par les neurologues. Il me semble qu'on peut décrire cette différence entre le "ressentie" et une holophrase,  un peu comme la différence d'un rêve et un dire du rêve, mais sans une "métaphorisation" possible. Le sujet peut "vivre" une synesthésie, mais lorsqu'il s'exprime verbalement, il dirait par exemple "au sécours". Cette mot-phrase s'agit d'une type de holophrase. De même lorsque les neurologues, ou alors les personnes appelées les "autistes savants", veulent faire une analogie avec leurs expériences multi-sensorielles synesthésiques, ils ont souvent recours aux poétes comme Charles Baudelaire, comme in "Toute Entière" " O métamorphose mystique, de tous mes sens fondus en un!, Son haleine fait la musique, Comme sa voix fait le parfum !". J'ai choisi ce poème pour illustrer mes propos dans un chapitre de mon DEA "La langue m'a frappé dans les yeux" Articulation entre le rejet du signiifant primordial et l'image pathologique de soi, De l'empreinte à l'image, 1994, p. 34 puis dans ma thèse, Les Mots dans l'Oeil, version 2004, op.cit. p. 197.: "Holophrase et Suppléance", ainsi que dans la version électronique 2011. Il est à noter que lorsque Lacan décrit l'holophrase, il fait état d'une coupure qui retranche ce qu'il appelle l'Autre du sujet avec la perte de l'objet a, après une premier état où le petit sujet en devenir se vit sur un mode no"non séparé" avec l'Autre et l'objet a. La théorie synesthétique, soutenues par des expériences cognitives mais aussi par les examens neurologiques, demontre une perte "normale" des neurones chez le nourisson, perte qui n'a pas lieu en certains cas. C'est cette absence de perte qui expliquerait la synesthésie, mais aussi, d'après Lacan, l'holophrase. 

[22] Une amie et collègue, Marie-Claire Terrier m’a apporté cette précision après  la rédaction de ce texte: "pirouette cacahouète "est une chanson que tous les enfants élevés en France connaissent, qu'on leur chante à la maison et à l'école maternelle.  Voici un petit début du texte :

Il était un petit homme, pirouette cacahouète, il était un petit homme qui avait une drôle de maison ,qui avait une drôle de maison .

Sa maison est en carton, pirouette cacahouète, sa maison est en carton ses escaliers sont en papier, ses escaliers sont en papier

celui qui y montera ,pirouette cacahouète, celui qui y montera se cassera le bout du nez se cassera le bout du nez .etc. http://www.youtube.com/watch?v=dyTeyem4IYY

Cette précision démontre au moins une chose : L’enfant autiste est en effet sensible aux acquisitions culturelles, qu’il intègre à sa façon.  

[23] J’avais une petite hésitation d’appeler ce qui dit cet enfant un comptine. Selon le dictionnaire : « « trou, pic, nique, douille, c’est toi l’andouille », est une comptine » donc je suppose que ce que raconte Luc entre dans les règles pour ce qui concerne des comptines!

[24] LACAN, J. Séminaire I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, p. 102.