On demande des avions et on reçoit les ailes de paille

 

 

On demande des avions et on reçoit les ailes de paille

 

 

Barbara Bonneau

 

9 février 2007

Séminaire de Sylvia Commander, Dijon

 

 

Le corps fantasmatique de l’adolescent

 

Introduction

 

Si j’ai choisi un titre d’un tableau de Frida Kahlo pour titrer mon exposé sur l’image du corps de l’adolescent, c’est que je veux parler d’une souffrance particulière, celle qui accompagne une image de corps vacillante ou mal assise. 

 

Le tableau cité ne s’agit pas d’un oeuvre très connu de cette artiste mexicaine. Il s’agit  cependant, d’un œuvre peint dix ans après un terrible  accident de tramway survenu pendant son adolescence et fait partie d’une série d’autoportraits surréalistes me donnant ainsi un prétexte pour associer le fantasmatique avec l’image du corps de l’adolescent dans l’après-coup du traumatisme.  

 

Frida Kahlo n’a jamais cessé, sa vie durant, de se peindre en se regardant dans un miroir, souvent couché sur le dos. Elle avait déjà été victime du polio à l’âge d 7 ans et cet accident  qui l’immobilisera à nouveau, laissera son corps dans un état de souffrance permanente la restant de ses jours.

 

Cependant, si nous pouvons facilement comprendre pourquoi cette artiste passe des heures devant le miroir (elle ne pouvait pas faire grande chose d’autre) et peindre des tableaux si macabre, (je vais passer un petit livre pour vous en donner l’idée) nous avons peut-être un peu de mal à se rappeler que nous-mêmes avons probablement passé un certain temps à nous regarder devant la glace au même âge et que nous avons peut-être aussi partagé certains goûts qui ont répugné nos parents. Aujourd’hui, nous avons peut-être aussi un peu de mal à comprendre pourquoi une jeune fille, belle et populaire, se met un jour à se maquiller à outrance et dire qu’elle est monstrueuse, ou encore comment un jeune homme peut se mettre à se faire tatouer et faire des piercings  partout.

 

Mais quelle est cette obsession à se scruter de si près, de vouloir ressembler aux autres ou alors, à être très différents?  Pourquoi le font-ils ? Est-ce que les garçons sont aussi préoccupés de leur image que les filles ? Est-ce qu’il y a une logique entre le regard dans le miroir et l’obsession mortifère ? Est-ce que ces questions-là  sont des questions pour le psychanalyste ?

 

En effet, sans parler de l’image du corps, l’adolescence n’a pas été  prise en compte en tant que tel par Freud, ni par Lacan, mais en tant  que moment du réveille de la génitalité, ou plutôt  dans l’après-coup du traumatisme de la découverte de  l’Autre sexe.  Les psychanalystes entendent par l’Autre sexe, non seulement la différence des sexes figurée par le manque maternel mais aussi par le fait que les sensations du corps propre sont interprétées comme si elles venaient du dehors et sont ainsi cause des sentiments d’étrangeté et parfois même de persécution.

 

Chez la jeune  fille, indiquée par exemple dans le titre du table de Frida Kahlo, on peut entendre une note de déception, voire de revendication, par rapport à un élément imaginaire, dont Sylvia a dû vous dire que Lacan, et Freud avant lui, dénotait comme terme phallique : On demande des avions et on reçoit les ailes de paille,  langage imagé pour dire que quelque chose manque,  n’est que déception, et même, n’est que compensé par un objet qui lui parait factice et étranger.    

 

Donc c’est par le biais du manque, de l’étrangeté, de la facticité  et dans l’après-coup que j’aborderai l’image du corps chez l’adolescent en prenant comme piste de réflexion, son propre goût pour le fantasmatique, avant de tourner vers la clinique qu’on peut aussi illustrer par l’œuvre peint.

 

Lecture

 

L’image du corps prend en compte le regard et la pulsion scopique. C’est souvent par le miroir que l’adolescent scrute  quotidiennement son image. Je prends appui pour l’instant sur la fiction pour construire avec vous un schéma de l’image, même un schéma du miroir, pourquoi pas ? Nous pouvons ainsi figurer ce qui pouvait arriver à l’adolescence avec un rejet du père, ou une chute de repères.  Voici quelques lignes, tirées du Dracula de Bram Stoker, censées êtres celles d’une jeune vierge, Lucy, future victime de Dracula. Je lis :

 

« Est-ce que vous avez déjà essayer de lire votre propre visage?J’essai, et je peux vous dire que ce n’est pas une étude mauvaise et donne plus de difficulté  que vous pouvez bien imaginer si vous n’avez jamais essayer....”

 

Sans ride, sans marque aucun, comment en effet peu l’adolescent lire son visage ? Par ailleurs, qu’est-ce qu’on attendrait à y lire ?  Les lignes, des marques du visage semblent témoigner d’un vécu. Or chez l’adolescent, ce que nous entendons par l’expérience de la vie est, sauf pour les personnes comme Frida Kahlo,  bien sûr réduite. L’image renvoyée par le miroir ne pourrait donc que témoigner d’un vécu imaginaire. L’adolescent ne peut y chercher que les traces d’une identité, des repères identificatoires. 

 

Selon Freud, puis Lacan, cette image de corps ainsi que la vie imaginaire se construit en deux temps. Celui du narcissisme premier, qui pour Freud n’est pas bien différent que l’identification au corps propre, ou au Moi, l’identique,  mais qui pour Lacan est plutôt une identification à l’espèce, dont le modèle sera le visage de la mère. Le deuxième temps est celui d’un narcissisme secondaire ou celui de l’identification à l’Autre. (avec un grand A)--l’investissement libidinal pour Freud. 

 

On pourrait également imaginer, compte tenu des dires de certains patients, par exemple : je suis un dinosaure, qu’il y a des modes d’identification qui échappe même celles de l’espèce. Pour faciliter notre construction, on parle de « Stade » mais cette notion de stade est plutôt liée au temps logique. Ce temps logique est un effet de langage, d’une double opération aliénation/séparation. C’est-à-dire, sans être aliéné au langage et par la même occasion sans être entrer dans d’un premier mode d’identification avec l’autre de l’espèce, l’être ne peut en connaître celui qui suit, mais il n’y pas un âge spécifique à chaque stade.

 

Le deuxième stade de narcissisme pourrait suivre presque dans l’instant même du premier où le sujet s’identifie, en se séparant de l’Autre parental. Je dis qu’il se sépare car c’est le moment de la naissance du sujet, le « je ». Il me semble cependant qu’il peut avoir des aléas de chacun de ces différentes formes d’identification et, également, chaque nouveau traumatisme rencontré par le sujet pourrait mettre en jeu des paramètres de l’identification.

 

Je m’arrête un peu ici sur la notion de paramètres, ou de repères de l’identification. Qu’est-ce que cela pourrait être pour un petit bébé, qui à l’adolescence se remet en jeu?

 

D’abord il y a le langage, et ce qu’on appelle le signifiant qui est, pour simplifier, l’image sonore. C’est ce qu’on entend dans la voix lorsque quelqu’un parle, sans qu’on attache un sens. Il y a également un élément qui peut être contenu par cet élément sonore. Par exemple, si je dis simplement le signifiant « nez » sans le reste de la phrase, vous ne pouvez pas savoir si je parle de ce trait au milieu de mon visage, d’un nouveau né, du fait qu’il vient d’arriver ou une négation du mot être au deuxième personne singulier, sans parler des formes subjonctives du verbe avoir, une conjugaison du verbe haïr, ou encore des mots étrangers. L’équivoque est le propre du signifiant.

 

Donc les signifiants peuvent se brasser, il peut se libérer de leurs signifiés (leurs contenus) et devenir source d’invention de sens. L’acquisition du langage accompagne et s’articule avec la construction de l’image de soi. Ce n’est pas pour rien que les personnes qui s’occupent d’un enfant sont contents quand celui ou celle dont ils ont le charge dit enfin « je ». Ce signifiant, ce « je » du langage s’articule étroitement avec l’identification du grand Autre pour faire un « je » qui n’est pas juste le signifiant tout seul.

 

Comment par exemple, dire « je » si on est Dr. Jekyl et Mr. Hyde, qui malgré les métamorphoses perspectives reste prisonnier d’un seul corps ?

 

En effet, le « je » a besoin d’une image, le sujet par lui-même n’a pas de substance. L’image du corps propre sera son signifié. Cependant il faudrait une articulation étroit avec deux autres paramètres, pour former en fin quatre, deux éléments idéals, ou imaginaire, un élément symbolique, et un élément réel, sinon, l’enfant jumeaux ne pourrait jamais dire « je » ou alors, il doit dire « je » pour parler aussi de son jumeaux. Sans la présence de son jumeau à chaque instant, ce sera encore plus compliqué. Il ne pourrait pas dire : « C’est moi » en se regardant dans le miroir.

 

Cependant, l’élément réel de l’être n’est pas celui sur lequel on peut compter, néanmoins, on doit compter avec lui. Il s’agit du corps propre, et qui est du somatique. C’est un élément en métamorphose constante toute la vie, et qui toute seule ne s’apprécie que par les sensations, très variés et par les pulsions. On peut déjà avoir une idée de la part qui jouerait donc la sexualité particulièrement dans la petite enfance et encore pendant de l’adolescence. Il s’agit de ce qui est en reste quand le sujet s’aliène au langage.

 

Revenons à l’élément symbolique : Le signifiant. A la différence de l’écriture, pour ce qui concerne l’image spéculaire il est difficile à accrocher simplement un signifiant à l’image. Quand j’écris la phrase : « je suis grosse », non seulement je peux la prononcer en parlant de moi-même mais j’ai l’impression de m’accordais un image.   Mais cette image, il ne va jamais de soi. Il ne suffit pas de dire à un ou une adolescente en détresse, par exemple, « mais non tu n’est pas grosse ». Tout le monde le voit, mais pas lui. La suggestion ne marche jamais en ce cas. L’adolescent se voit dans l’après-coup d’un Autre regard, d’un Autre discours.

 

Nous avons l’habitude  de penser que celui ou celle que nous voyons face au miroir est nous-même. Cependant, si nous nous appelons Dracula, la seule réflexion  qu’on voit est celui de l’autre, sans laquelle on ne verra qu’un objet plat avec les objets qui meublent la pièce, y inclus un corps de quelqu’un ou quelque chose que  nous ne pouvons reconnaître comme nous appartenant.

 

Pourquoi Dracula ne se voit-il pas ? Bram Stoker, né en Ireland en 1847 et mort à Londres en 1912,  nous aurions expliqué qu’on ne le voit pas parce qu’il n’a pas d’âme. Mais est-ce qu’on pourrait aller plus loin avec cette idée qui après tout vient de le part d’un écrivain qui  était atteint d’une maladie qui avait pour effet neurologique de perturber parfois la perception, et comme effet psychologique, susciter une culpabilité liée au sexe. Je parle de la syphilis. Je parle de cette affection aussi parce que la crainte d’une maladie est liée à une crainte d’une atteinte corporelle mais c’est aussi un sujet intimement lié au discours de la science. Cet aspect là n’est pas non plus neutre dans le devenir de l’image d’un adolescent en proie des difficultés à ce niveau. Si nous avons le temps je vous en dirais quelque chose.

 

Dracula, on peut dire, avait une maladie vénérienne mais il ne se sentis pas pour autant coupable, pour autant qu’on peut lire. Cela nous donne une piste, car le savoir du bien et du mal est une des conséquences de ce qu’on appel la division subjective.  Si l’on connaît un peu l’histoire, on sait que Dracula est capable de parler des générations qui l’ont précédé 400 ans auparavant. Ce n’est pas pour autant qu’il entre dans les générations ou qu’il a des repères qui fixent son image.  On ne peut pas parler d’une mère et encore moins un père de Dracula ! On ne peut pas parler de la mort. On parle de mort-vivant, oxymore qui cerne quelque chose d’innommable, de non spécularisable, d’impossible.  On  pourrait parler même d’inceste, au moins sur le plan inconscient. Il y a une certaine consanguinité entre tous les partenaires ! 

 

En fait il manque deux paramètres essentiels pour construire une image pour Dracula. Le grand Autre semble être là, puis qu’il parle des ancêtres, et il parle. Donc on peut parler de la première étape logique de la construction de l’image.  Cependant, comment se fait-il qu’on ne peut ni le nommer, ni parler d’un « Je » pour Dracula? Dracula n’est pas son prénom.

 

Dracula, on le sait, a une passion. Au delà des jeunes personnes qu’il essaye de garder sous la dent, c’est l’objet sanguine que leurs corps enferme qui l’intéresse. Cet objet n’appartient à personne en particulier. Comme l’argent, il n’a pas d’odeur (au moins qu’il sort de son enveloppe). Il passe de corps en corps pour finir par ne plus connaître son origine et c’est justement là où il y a le problème pour Dracula.

 

D’un côté, Dracula ne reconnaît pas la castration.  Il ne reconnaît pas la maladie, la séparation, la mort. Donc, il ne peut ni céder l’objet, ni  rien mettre à sa place s’il vient à manquer. Il ne peut pas imaginer quel bonheur cela pourrait être juste à tenir une jeune fille dans les bras. La satisfaction de sa soif pulsionnelle est la seule chose qui le motive. L’autre de la Demande s’est manifesté chez Dracula mais le fait qu’il n’a pas de réflexion dans le miroir nous dit qu’il n’a pas cédé l’objet a. (objet petit a) qui reste accrocher à lui, bien qu’il ne le trouve pas. On peut dire que Dracula n’a pas d’âme car il n’accepte pas la castration, l’Autre sexe, ou la division subjective. 

 

De l’autre côté, si le signifiant peut signer l’origine (sort de « made in Transilvania pour Dracula ») (qui concerne des liens d’amour autant que les liens de sang) il ne donne pas au sujet une identité propre. Sous la seule forme d’un nom de famille, l’image ne peut être que celle d’un clone où le sujet est né de lui-même, et ne sont que des « ombres d’hommes  bâclés à la six-quatre-deux » du Président Schreber qui fait répéter le sujet comme une pièce d’usine. Dracula n’est pas seulement le Dracula de son nom de famille et au moment précis, il est tous les Dracula’s depuis au moins quatre cents ans, mais il n’est jamais plus un seul sujet, sauf sous la plume de Stoker.  

 

Schémas

 

Voici donc l’écueil  qui est la source des éléments manquants à notre structure pour former l’image. C’est le roc forcement rencontré à nouveau à l’adolescence : la castration. La reconnaissance de  la castration permet la construction d’un élément imaginaire habilité non seulement à recouvrir la castration, mais aussi, dans l’articulation avec l’Autre, former l’idéal du moi.  Je dois développer ici la notion de  la dénégation pour expliciter ce point.

 

L’aliénation du sujet dans le langage laisse le sujet avec un trou réel.  Je dis un trou ici  pour signifier son articulation avec l’impossible. Il s’articule avec l’impossible car malgré tout l’aliénation l’amène du côté du langage même si cette aliénation n’amène pas le sujet par lui-même du côté du manque. Cependant, le sujet ne se dit pas simplement un jour, pas comme les autres : « Chouette j’ai perdu mon doudou, je n’ai pas de pénis, ma mère aime un Autre, etc. » Il hurle son désespoir.

 

 Les parents viennent le plus souvent au secours de leur enfant avec des éléments de dédommagement: « On retrouvera ton doudou. » « Les filles peuvent avoir des enfants. » « Tu trouveras une belle jeune femme comme Maman un jour qui t’aimera. » Mais ce n’est jamais pareil. Forte heureusement, l’enfant arrive à construire quelque chose comme un Non. « Non, il n’est pas vraiment perdu, etc. », un « on demande des avions mais on nous donne les ailes de paille. Ou un « Non, la femme dans mes rêves n’est pas ma mère » Ce « non » là est une forme de  négation. Il y en a d’autres. Dans les meilleurs des cas il permet la division subjective par une forme de temporalisation qui permet l’ancrage des deux narcissismes. 

 

La négation forme l’accrochage symbolique du voile qui recouvre le trou. Cette voile, j’essaye de le figurer par l’axe a-a’, désigné par Lacan, dont Sylvia vous ait parlé la dernière fois. Dans les Schémas ultérieurs de Lacan, l’axe a-a’ est remplacé par l’axe i(a) et i’(a) correspondant respectivement au Moi Idéal et à l’Idéal du Moi ou les deux temps logiques de la construction de l’image.

 

Ce qui paraît à premier abord comme une complexification du Schéma L est liée à l’importance croisant que Lacan donne au symbolique dans son explication de l’imaginaire dans la structuration du sujet (Je) et de l’Autre.

 

Lacan explique que l’objet a , qui tient la place du Moi dans le Schéma L, s’habille avec n’emporte quel signifiant comme le fait un bernard-l’hermite avec n’emporte quelle carapace. Le Moi Idéal correspond pour Lacan à l’identification du sujet avec l’espèce (ou le petit autre), mais dans le processus de l’aliénation, le signifiant voile cet objet, comme le carapace du bernard-l’hermite voile la pauvre substance du petit crabe né sans squelette externe. L’Idéal du Moi fait entrer en lien du compte le grand Autre du langage comme altérité.

 

Les différentes carapaces qui peuvent adopter les bernard-l’hermite correspondent d’autant d’éléments symboliques qui continuent à influencer l’image réelle, d’une façon déterminée pour chacun qui est assujetti au langage. 

 

Les éléments symboliques 

 

 L’adolescent a bien d’occasions à en vouloir à son enveloppe et au-delà,  son image. S’il n’est pas assez « séparé » d’un de ses parents et il ressemble physiquement trop à ce parent, il pourrait avoir envie de se faire une marque sur la peau qui pourrait inscrire une différence avec celui ou celle qui l’a engendré. Si, au contraire, il ne connaît pas ses parents de naissance, ou il ne se sent pas  tout à fait aimé par les parents adoptifs, il peut faire bataille à un trait qui ne ressemble pas au nez du Papy, pas à la bouche de Maman, pas aux sourcils de Tata Grizzly, ne ressemble pour lui à rien de tout. Je simplifie car le vrai problème dans tous les cas est bien le roc de la castration, ou la séparation. Comment la rencontre avec la castration s’est déroulée et se déroule détermine au fond, le rapport du futur adolescent avec le miroir.

 

L’adolescent est confronté donc avec un désir d’objet dont il a du mal à situer au delà de son corps propre s’il n’admet pas la castration. Ainsi il est amené à rester pendant un temps dans une place d’identique à celui ou celle qui enferme l’objet de son désir. Il commence de vouloir porter une cape comme l’autre, de gripper les  murailles comme l’autre, de pousser les dents, comme l’autre, si bien qu’il voudrait être exactement comme l’autre…se métamorphosant en je ne sais quoi !!! Pourquoi pas une chauve souris ! C’est l’identification avec l’identique, le Moi Idéal ou i(a) du schéma optique, puis le signifiant. Alors que pour aimer un Autre, l’adolescent doit s’identifier avec ce qui est différent ! Et quand il s’avère nécessaire, parce qu’il ne peut jamais atteindre l’objet désiré, même dans l’Autre, il doit investir son propre nom, son symptôme pour ainsi dire.

 

 Dans le rejet du père, dont Sylvia vous en a parlé, ce qui semble faire miroir plan dans le schéma, les coordonnées symbolique de l’Autre, s’effacent, et avec lui i’(a) ou l’Idéal du Moi (là où l’Autre l’a aimé) laissant place parfois à l’image réel. L’adolescent puise alors dans les coordonnées symboliques qui ne sont plus de son père mais seulement ceux des semblables, avant de construire son propre symptôme, dans les meilleurs des cas, fait à nouveau avec les coordonnées de l’Autre.  L’adolescent se confronte au commandement de l’Autre, ne se soumette plus tout à fait à la loi de plaire coordonnée par l’Idéal du moi i’(a). Il se plait à triompher en dépit du commandement. De cette façon le moi, tel qu’il est idéalisé en association  avec l’Autre, s’éclipse et se donne comme objet à voir, au niveau du Moi-idéal i(a) et même parfois seulement comme objet a.  671 L’objet a, ici objet du regard, n’a pas de reflet. L’objet n’est voilé que par l’imaginaire. Il n’apparaît pas dans le miroir. Le Moi-idéal se constitue par ce qui est imaginé pour recouvrir le trou laissé dans le champs spéculaire par l’aliénation du sujet par le langage.   

 

 Je m’arrête ici quelques instants pour des questions avant d’explorer plus en avant des éléments cliniques. Peut-être tout ça semble en écart avec ce que vous avez déjà appris ici avec Sylvia ou ailleurs avec d’autres enseignants. Si je peux mieux expliquer un point, je veux bien essayer.

 

Retournons vers un autre tableau de Frida Kahlo : Les deux Fridas.[1] Ce tableau représente deux images de l’artiste : De l’un côté il y a une femme Indienne, de l’autre une femme Espagnole. Elles sont connectées par les artères qui pompent le sang qui circulent entre les deux.  Dans la main de la Frida Indienne est un médaillon avec son mari, le peintre Diégo Riviera, représenté comme un enfant. Le sang passe du médaillon vers l’autre Frida qui essai d’arrêter, sans succès, une hémorragie avec des pinces chirurgicales.  Le sang s’écoulent sur la robe blanche et se transforme en fleurs. Cet œuvre peint en 1939 est un de deux œuvres uniques en grand format. Elle l’avait réalisé dans l’urgence pour une exposition internationale des surréalistes, dont elle n’avait pas le temps de planifier la composition de ces rapports.

 

 Je choisie ce tableau ici surtout par le fait qu’il me semble simplifier la tache que je voulais accomplir, c’est-à-dire vous expliquer quelque chose du schéma L puis du schéma optique  qui le remplace. Il semble expliquer l’intervention du symbolique, dans l’imaginaire et indiquer comment il est repris dans l’image spéculaire. Lacan a construit le Stade du miroir à partir du complexe d’intrusion, ou le complexe fraternel. L’image de soi-même est vécue alors comme un intrus, comme le frère qui vient usurper la place que le petit sujet s’imagine avoir dans le désir de l’Autre.  L’autre, qui n’est pas l’objet du désir, bien qu’il se reflète sous la forme du Moi, est toujours l’intrus. D’emblée ce couple, celui du moi et l’autre intrus, garde sa structure ambiguë. Le sujet, captivé par sa forme, sans l’apport de l’Autre, donne toujours une assise aux pulsions sado-masochistes et aux illusions scoptophiliques destructrices.

 

Ce qui permet au sujet de s’écarter de l’image captivant du miroir, est le regard de l’Autre. L’Autre est le premier miroir pour l’enfant. C’est dans le regard de l’Autre où l’enfant est admiré ou alors, rejeté. Le petit sujet accommode son image, en tant Moi-idéal aux discours de l’Autre, qui vient pour lui à la place de l’Idéal du Moi.  A se regarder seul dans le miroir, le sujet voit apparaître non pas l’Idéal du moi, mais son Moi-idéal, ce point où il désire et où il reste captivé par sa forme. Cependant le moi s’accompagne toujours du Moi-idéal et l’image de celui-ci se tient prêt à resurgir quand les repères de l’Autre sont mis en péril par les épreuves de la castration.

 

 Retournons au tableau des Deux Fridas ou nous avons deux images de Frida. Peu importe qu’elles ne se regardent pas. C’est le sujet-peintre qui regard. L’autoportrait est alors riche en renseignements et nous avons l’impression de voir le sujet tel que sa mère le voyait. La mère de Frida était elle-même moitié espagnole et moitié indienne. Cette mère reniait elle-même son côté indienne. Elle imaginait pour Frida le destin d’une femme bien rangée avec les enfants.

 

Le couple imaginaire, a-a’, du Schéma L est représenté par ces images symétriques des deux Fridas, symétrie encore confirmée par d’autres tableaux de Frida. Les Deux Frida’s peux être considérer tous les deux comme des Moi’s du sujet. Habillée en jeune mariée, et ou en beauté indienne, elles  narguent le sujet par leurs formes identiques à elle-même. Il est clair que Frida s’identifie avec ces deux images d’elle-même, tout comme le petit enfant et encore l’adolescent face à l’épreuve de la castration s’identifie avec sa forme.  Cet axe imaginaire semble faire barrière ou écran à ce qui se passe sur l’Autre Scène. Alors, en regardant de près nous voyons Autre chose. 

 

Pour ce qui est du schéma optique, il est difficile de dire d’emblé laquelle représente le moi-idéal i(a) et laquelle l’idéal du moi i’(a). C’est un œuvre d’art et non un schéma pour les psychanalystes. Mais pour expliquer mes propos, je  vais m’en servir comme illustration du schéma optique. Etant donné que l’Autre se situe ici dans l’espace virtuelle (car il n’est accessible que par son côté idéal), je vais me risquer de situer l’idéal du moi du côté de la Frida Indienne qui tient un petit médaillon dans sa main. Diégo,  c’est l’Autre, bien qu’il est représenté dans le médaillon comme un enfant. Il est l’aimé aussi bien que l’idéal. Il est un peintre célèbre. Malgré son désir, Frida n’a pas pu avoir d’enfant. Son corps abîmé par l’accident ne pourrait pas porter un enfant à terme et elle n’a eu que des fausses couches qui mettait sa propre vie en danger. Celles-ci deviennent également des sujets pour ses tableaux. La représentation d’un enfant dans le tableau des deux Fridas, est une sorte de dénégation, qui n’est pas seulement le phallus symbolique, quoique, il pourrait facilement prendre cette place. Je m’explique.

 

 La dame espagnole, c’est sa mère, mais c’est aussi elle-même, la femme blessée, et à cet égard la femme qu’elle n’a pu être. A l’endroit précis où la dame en blanche tente d’arrêter le sang de couler se situe dans un autre portrait un fœtus. Dans ce tableau-là, de 1936, Frida peint ses parents en habits de jeunes mariés. Une sorte d’arbre généalogique avec les portraits de ses grands parents flotte au-dessus.  Frida se représente souvent en Indienne et revendique la culture Indienne des Mexicains mais elle n’a qu’un quart de sang indienne. Son père est d’origine juive Allemande. Ses sourcils, qui sont accentués dans ses tableaux, sont des traits identificatoires du côté paternel. C’est aussi l’Autre, toujours présent, comme trait. L’indienne est ici aussi un masque idéale du réel de ce qui est de l’objet a, ici, comme chez Dracula, suggéré par le sang. A la différence de Dracula où l’objet sanguin est un objet oral,  ici c’est un objet de regard.

 

Le médaillon portrait accentue ce point de regard, et comme cela pourrait représenter le phallus imaginaire, ce qui manque à la mère. On pourrait faire la Frida Indienne la portrait de la femme phallique avec l’équivalence enfant =phallus de la mère. Cependant, le médaillon, en tant que représentation de l’homme aimé est moins présent en tant que phallus imaginaire de la mère puisqu’il ne comble pas le manque maternel, que comme représentation du phallus symbolique, signifiant du désir. Néanmoins, la Frida indienne est toujours en manque. Son amant ne lui comble pas. Son image de beauté indienne ne lui se suffit pas non plus. C’est la dame Espagnole avec le cœur ouvert qui est plutôt une image du Moi-idéal. Ici le manque n’est pas représenté comme il l’est côté Idéal du Moi. A la place de l’enfant, le sang coule. Cela pourrait être une image d’horreur, comme dans beaucoup de ses autoportraits  qui rappellent Jérôme Bosch.  Le sujet s’identifie avec sa plaie sous une forme imaginaire. Fœtus avorté, corps abîmé, tel que le sein, il n’y a que le regard aveugle du portrait médaillon pour le porter. Le portrait Diégo ne voit pas que son image n’est que chair déchiqueté ! C’est en fait, un tableau en double L !

 

 Le sujet qui regard est aussi celui qui peint. Donc nous avons nos quatre éléments du schéma L : le sujet barré, le moi, l’objet a (ce qui manque dans le miroir), et l’Autre. Mais le tableau montre ce que le miroir voile. Dans le miroir le manque n’apparaît pas. Dans le tableau, nous apercevons  quelque chose de celui-ci, surtout dans le sang qui coule. Il se transforme en fleur, jolie façon de dire que Frida sublime quelque chose par sa peinture et peut-être aussi pour dire que le phallus n’est pas tout pour la femme. Grâce à l’Autre, présent sous une forme symbolique, elle s’identifie avec ce qui lui manque en créant son nom propre, elle devient peintre à part entière. D’ailleurs quand Frida signe son nom de peintre elle signe Frida, sans e, présent dans le prénom de sa naissance,  F-R-I-E-D-A.  C’est bien ce nom propre, son symptôme, qui consolide son image et lui permet de vivre et de peindre pendant près de 40 ans,  malgré des douleurs constants.

 

Je m’éloigne un peu de l’adolescence peut-être mais je pense que ce problématique s’est construite pour Frida au moment de son adolescence. A l’adolescence elle prenait déjà des leçons de graphisme. C’est aussi à l’adolescence elle tombe d’abord amoureux avec un garçon qui lui ressemble avant de choisir un partenaire plus Oedipien (Diégo avait 20 ans plus qu’elle) quand ce garçon l’abandonne. Il n’a pas supporté les suites de son accident. A cette époque, Frida se déguisait souvent en garçon, comme attestent des photos de la famille.

 

Le propre père de Frida était épileptique et selon Frida, sa mère ne l’aimait pas. Celle-ci gardait le souvenir d’un jeune homme allemand aussi, qui s’est suicidé devant elle. Le père de Frida devait ressembler un peu à cet homme, lui-même laconique et amère. Cependant, si la mère de Frida a été déçu par les choix et les orientations de sa fille, le père de Frida était photographe et il la soutient dans ces premiers pas de peintre.

 

L’accident chez Frida n’est pas en soi ce qui cause les fluctuations de son image. L’absence d’enfant n’est pas non plus ce qui cause le manque, car aucun objet ni Autre peut remplir ce manque, bien qu’on voit comment cette artiste tente de mettre l’Autre ou alors un enfant de celui-ci à la place. De même que ce n’est pas simplement la transformation du corps de l’adolescent qui entraîne une modification d’image. Ce qui entraîne la métamorphose de l’image de soi sur un plan psychique est l’énigme de la castration. Le symptôme est ce que le sujet met en place pour répondre à cette énigme. C’est-à-dire, le symptôme est un élément foncièrement symbolique venant du langage, tandis que l’image se construit, comme nous l’avons remarqué, par l’aliénation du sujet par le langage à la rencontre du regard de l’Autre et par la corrélation de l’image avec  les signifiants de l’Autre. 

 

Néanmoins, nous pouvons dire que l’accident, la maladie, comme le traumatisme du rencontre avec l’Autre sexe, est un moment privilège pour les accidents au niveau de l’image aussi. Pourquoi ? Simplement parce que ces situations obligent le sujet de revisiter la question de la castration, la rencontre avec un réel impossible, celui du trou. Quand Frida Kahlo écrivait de son lit à son petit ami, elle plaisantait disant qu’une barre de fer l’avait privé de sa virginité. Cette plaisanterie choque par le manque de pudeur généralement caractéristique des jeunes filles de son âge. Néanmoins, si l’on croit son ami, puis son mari, Frida n’était pas quelqu’un qui manquait d’aplomb. C'est une illustration de cette sort de rejet de la Loi qu’on rencontre chez les adolescents. Nous remarquons par là comment Frida fait appel à nouveau à la Loi au moment où elle rencontre à nouveau cette question de la castration. Pour Freud, le complexe d’Œdipe intervient dans un deuxième temps chez la fille, une fois la question de la castration est réglée. 

 

La situation de dépendance pour les soins réanime probablement aussi quelque chose du fantasme de la rencontre incestueuse et de meurtre. Dans le tableau des Deux Fridas cette situation incestueuse est évoquée même si elle est résolue d’une certaine façon. Frida se représente de façon divisée, mais liée à ce qui lui manque. Elle ne renonce pas tout à fait à en jouir de celle ou de celui qu’elle tue en vigie.

 

Si l’accident réanime la question de la castration, il le fait selon la structure du sujet. J’aurais aimé voir un peu plus loin avec vous des questions cliniques en présentant quelques cas. Le mieux je pense que vous pouvez faire est de procurer le texte de Freud sur l’Homme aux loups ainsi que celui de son analyste suivant, Ruth Mac Brunswick.  Cela vous permettrait de vous poser par vous-même ces questions concernant ce patient célèbre qui continue à donner du fil à retordre pour les psychanalystes.

 

 

 

 

 

[1] Lors de ce séminaire, je présente le tableau de Frida Khalo en deux fois. Une fois simplement comme tableau, puis une fois avec une transposition du schéma optique de Lacan par dessus. J’encourage le lecteur de faire autant. Le résultat est saisissant !